Courrèges 1923-2016

L'HÉRITAGE D'UN RÉVOLUTIONNAIRE

Il conquiert la rue, et les palais. Jacqueline Kennedy, à la Maison-Blanche, Claude Pompidou et Anne-Aymone Giscard d’Estaing, à l’Élysée, savourent la vie en blanc. Danielle Mitterrand, visionnaire, choisira le rouge dès 1974. C’est un mode de vie qui séduit les femmes jeunes et actives. Au tournant du millénaire, Coqueline, la femme de sa vie, reprend la maison : après des tourmentes financières, elle rouvre leur usine de Pau. André, prolonge avec la peinture et la sculpture ce qu’il avait toujours fait avec des étoffes. Yves Saint Laurent, qui savait ce qu’était une révolution, reconnaissait : « Sa collection est apparue comme un séisme. »

Son père voulait qu’il construise des ponts, il a préféré changer la femme. L’année 1965, il vend 200 000 minijupes. Et impose le blanc, jusqu’aux bottines sans talon. Une signature indélébile, à laquelle il ajoute quelques touches de couleur. En un an, les genoux se découvrent, et André devient le couturier le plus plagié du monde. Avec Couture future, sa ligne de prêt-à-porter lancée en 1967, il prouve qu’il a une ère d’avance : alors que l’homme va poser le pied sur la Lune, les femmes marchent confortablement grâce à ses collants. Seconde peau. Si pratiques quand la jupe est à peine plus large qu’une ceinture…

« Mais ma poitrine se trouve 10 centimètres plus bas ! Il faut retoucher cette robe ! » Cette cliente n’a rien compris. Avec son franc-parler réchauffé par l’accent du Midi, le maestro la recadre : « Non, avec cette robe, votre poitrine a 20 ans. Je n’ai pas envie de vous faire une tenue pour caser vos seins de sexagénaire ! » Tête de madame, soudain rajeunie ! 

Courrèges était l’ami des femmes. Un complice au fait de tous leurs secrets. Une poitrine tombante ? Balayées les pinces ; il taille le tissu pour créer un « flou artistique » et noyer le problème. D’un coup de ciseaux savant, ce frère bienveillant redressait subtilement nos centres de gravité loin de l’attraction terrestre. La robe, trapèze ou cintrée évasée, gomme le trop-plein et regonfle le pas assez. Même la combinaison pantalon découpée de trous et de décolletés réussit à vous rehausser les seins sans soutien-gorge ! Juste avec une astucieuse bande de tissu rigide qui enserre le haut. Très fort !

Il faut dire que Courrèges a un regard d’architecte. Rien de tel pour vous bâtir une silhouette au-delà des contingences.

Cet as de la coupe avait fait ses classes chez le meilleur, l’austère Cristobal Balenciaga, le tailleur qui réussissait à vous cambrer une taille en une seule couture et au fer à repasser ! Cinq ans chez cet Espagnol intransigeant dont il est devenu le bras droit, c’est bien assez ! « Je suis à l’abri sous un grand chêne, mais le soleil ne passe pas », se plaint le jeune André. 

Son maître ne veut pas le laisser partir. Il le sent bien, ce surdoué amateur de rugby en a encore sous le talon. Balenciaga a besoin de sa vitalité. « J’ai l’impression d’être un gland tombé au pied du tronc, ose le junior. Vous devez me laisser partir. » No. El señor Cristobal réussit à le garder encore quelques années. 

Au studio, André trépigne face à des clientes engoncées dans leur gaine, juchées sur des talons qui les empêchent de courir. « Dépassées », estime-t-il. L’avenir, c’est autre chose. Le mouvement, le corps libéré. Coqueline, jeune fille vivace de douze ans de moins que lui, le reçoit cinq sur cinq. Ils tombent amoureux. C’est avec elle qu’André s’en va créer sa propre maison. 

COURRÈGES EST GRAND

On connaît la suite. Courrèges devient très vite une bombe. Cinq ans avant la conquête de la Lune, en 1964, il impose sa Moon Girl. Avec leurs jupes courtes, taille basse et trapèzes, leurs vestes carrées, leurs bottines plates, leurs bibis-casques, leurs shorts et leurs pantalons, les mannequins Courrèges décrochent la une de Vogue et Harper’s Bazaar. Puis dans le cœur des yéyés. Dans les rédactions de Salut les copains, Mademoiselle âge tendre, Elle, glorieuses publications Filipacchi, plus une photo ne se fait sans un vestiaire Courrèges. 

Oui, Courrèges est grand, et Françoise Hardy est son prophète. Dans son sillage, les idoles des jeunes : Sheila, Sylvie Vartan, Catherine Deneuve, Romy Schneider, Brigitte Bardot… Mutines, glamour, ingénues, sexy, marrantes… Une explosion de robettes graphiques, blanc immaculé ou aux couleurs primaires, à larges rayures optiques, éclatantes, noires ou pastel, elles épousent tous les styles. 

Vous êtes blonde ? Brune ? Rousse ? Poivre et sel ? Grande ? Petite ? Ronde ? Maigre ? Plus très jeune ? Dégainez votre Courrèges. Quand, avec sa distinction et son 1,80 mètre, Mme Pompidou débarque à un gala en robe Courrèges au-dessus du genou, elle déclasse d’un coup de talon – plat – toutes les premières dames du monde. Jackie Kennedy détonne dans les cocktails, Audrey Hepburn joue les astronautes en casque-bibi… Et Coco Chanel fulmine : « Ce couturier détruit la femme, s’indigne-t-elle. Il la transforme en petite fille ! » Chanel et son indispensable tailleur à mi-mollet sur escarpins et bas de soie, Chanel qui répète qu’« il n’y a rien de plus laid qu’un genou » ! 

Eh bien, la voilà confrontée à des cuisses ! Pire : des bottines en vinyle qui cachent la cheville et vous donnent l’air de porter des chaussettes de petite fille perverse ! Un érotisme joueur qui vient détrôner le sex-appeal en bas et jarretelles façon Lauren Bacall.

André Courrèges invente les collants à tout faire. Des pieds jusqu’aux poignets, ils sont en couleur et tricotés à côtes. Attention les kilos ! Quand on revoit les photos, on se dit que, dans les années 1960, malgré Twiggy, l’anorexie ne menaçait pas encore les mannequins. De vrais corps de femme, heureux, insouciants, perruqués de rouge, dénudés en découpes cache-cache. La mode n’est plus seulement une façon de se mettre en valeur, elle devient un mode de vie.

Courrèges, le premier, dépoussière les présentations compassées : il lance les défilés-spectacles. Avant Mugler et ses shows délirants des années 1980, il fait danser les filles, les anime en poupées Rhodoïd, les fait surgir d’une boîte, tournoyer, sortir des podiums… Le jeune Yves Saint Laurent est bluffé, et il le clame : « Je m’enlisais dans l’élégance traditionnelle. Courrèges m’a stimulé. » 

L’hérétique ose tout : « Les tenues haute couture ne sont pas faites pour les actives, celles qui travaillent, courent pour attraper le bus… » Alors, il lance le pantalon pour aller travailler. Orange, à carreaux, à pois… Cet emblème masculin, jusqu’alors réservé au sport et aux tenues d’intérieur, se met à fouler les trottoirs en mocassins vernis à bouts carrés. C’est peut-être grâce à cette audace que Saint Laurent osera le premier smoking pour femme, en 1966.

DÉMOCRATISATION DE LA MODE

Mais Courrèges, c’est un tandem. « Coqueline est ma créativité complémentaire. » De fait, à côté de son mari visionnaire, artiste, mais créateur angoissé, elle est le dynamisme et la gestion pratique. C’est à deux qu’ils font construire une usine à Pau afin de fabriquer en direct leurs collections et diminuer les coûts de revient. La section Couture future, née en 1967, est un prêt-à-porter plus abordable.

Certes, ils ne sont pas seuls à envisager la démocratisation de la mode. Mais tout de même, ils font presque aussi fort que le tandem Bergé-Saint Laurent. En dix ans, ils trouvent des partenaires tous azimuts, vendent des licences internationales, construisent un empire : parfums, appareils photo, scooters, bicyclettes, voitures, planches à voile… Après la naissance de leur fille Clafoutis Marie, en 1972, ils habillent les Jeux olympiques de Munich : 20 000 personnes ! Des athlètes aux pompiers et aux infirmières… Brutalement confrontés au meurtrier Septembre noir. 

Le monde change et rien n’échappe à Coqueline et André, sismographes des tendances. En 1978, pour mieux s’adonner à ses nouvelles curiosités, la voiture électrique, par exemple, le couple vend sa marque à son licencié japonais Itokin… Et c’est une catastrophe. La marque perd son identité, les propriétaires sabotent le style autant que les méthodes de travail. 

À tel point que, devenue insignifiante, la maison est exclue de la Chambre syndicale de la couture en 1986. D’autres créateurs ont envahi la scène : les Japonais et leurs lignes déstructurées ; les « jeunes créateurs » (Gaultier, Mugler, Montana, Alaïa…) un peu punk, un peu baroques, un peu domina… Pas du tout l’esprit Courrèges. 

MALADIE DE PARKINSON

Mais, en 1993, coup de théâtre : les Courrèges réussissent à racheter leur maison à Itokin. Ils se remettent au travail. Hélas, un an plus tard, atteint de la maladie de Parkinson, André doit lâcher la rampe. Sombre ironie d’un homme dont la main était si sûre. Par la sculpture, la peinture, il saura, pendant trente ans, lutter contre le tremblement. Trente ans de combat pour sauver ces neurones qui ont changé la mode. 

Sa femme a su prendre le relais en choisissant avec soin les repreneurs de sa marque. Un duo de publicitaires, Jacques Bungert et Frédéric Torloting. Hommes de médias, ils ont compris que, aujourd’hui, c’est la télé qu’il faut habiller. Alessandra Sublet, Anne-Sophie Lapix, Laurence Ferrari, Audrey Pulvar… 

En s’inspirant des pièces historiques des sixties, ils ont réussi à séduire ces fans des années 2000. À l’aise, bien dans leurs couleurs, elles ont tombé la veste avec enthousiasme. À l’écran, elles affichent une image forte comme un logo. Aujourd’hui, c’est encore un tandem : Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, 25 et 26 ans, que Courrèges inspire. Preuve que le couturier n’a pas pris une ride.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.